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Le ralentissement de la productivité est-il réel et durable ?

Débat avec Emmanuel Jessua (Directeur des Études de COE-Rexecode)

Le mercredi 7 mars 2018, Résumé de l’intervention d’E. Jessua

La croissance de la productivité qu’ont connue les économies occidentales, dont la France, durant les 30 glorieuses est atypique historiquement. Elle correspond à une période de rattrapage économique au sortir de la seconde guerre mondiale. En 1950, la productivité horaire du travail était égale à 40% de celle des États-Unis (en PPA).

Le rattrapage a été achevé pour la France au milieu des années 1980. Au fur et à mesure du rattrapage, les gains de productivité ont ralenti en France : gains annuels de productivité du travail supérieurs à 5% dans les années 1950-60, égaux à 3-4% dans les années 1970, à 2-3% dans les années 1980, à 1,5-2% de 1990 à 2007 et inférieurs à 1% depuis la crise. Ce phénomène n’est pas spécifique à la France. Il se retrouve dans l’ensemble des économies occidentales. Aux États-Unis, ce ralentissement a également été observé jusqu’à la première moitié des années 1990 (gains annuels de productivité autour de 1,5%). Les gains de productivité ont ensuite accéléré (1,8%/an en 1995-1999, 2,8%/an en 2000-2004), puis ralenti à nouveau (1,5% en 2005-2009, 1% depuis 2010).

Cette évolution américaine soulève la question de l’impact de la révolution technologique introduite par le numérique. Sur la période 1995-2004, l’accumulation de capital en technologie de l’information et de la communication (TIC) a contribué à hauteur de 0,8 point à la croissance annuelle de la productivité du travail. Depuis 2005, cette contribution est retombée à 0,4 point. La première phase de la transition numérique (diffusion et montée en puissance des microprocesseurs, déploiement des infrastructures essentielles à l’économie numérique…) a trouvé sa traduction dans les chiffres de la productivité américaine entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, puis ses bénéfices sur la croissance se sont essoufflés. On retrouve un mouvement similaire en France mais sur des contributions plus faibles (+0,5 point sur 1995-2004 et +0,1 point depuis 2005), ce qui suggère d’une part une érosion des bénéfices du numérique sur la productivité commune aux pays proches de la frontière technologique, d’autre part un retard de la France par rapport aux États-Unis en matière d’investissement en TIC.

Le ralentissement de la contribution du numérique à la croissance de la productivité depuis 2005 semble étonnant, alors même que les usages liés aux technologies numériques se sont étendus et que des acteurs du numérique remettent en question les modèles d’affaires traditionnels, en agrégeant de puissants effets de réseaux et en s’appuyant sur l’exploitation de données à grande échelle. Le paradoxe de Solow, selon lequel « les ordinateurs se voient partout sauf dans les statistiques de la productivité », s’appliquerait à présent à la révolution numérique.

Les économistes ne sont pas encore parvenus à une explication consensuelle de ce nouveau paradoxe. La comptabilité nationale est régulièrement accusée de mal prendre en compte l’impact des innovations numérique dans le PIB. Une analyse récente menée notamment par Philippe Aghion évalue que la croissance américaine annuelle serait sous-estimée de plus de 0,5 point en moyenne entre 1983 et 2013. La comptabilité nationale tiendrait insuffisamment compte du processus de destruction créatrice, au cours duquel des produits aux nouvelles fonctionnalités (smartphones par exemple) remplacent des produits plus anciens. Les instituts de statistique nationaux évalueraient imparfaitement l’impact de ces innovations en termes de baisse de prix. Ils surestimeraient ainsi l’inflation et sous-estimeraient la croissance en volume. Les gains de productivité seraient donc plus dynamiques qu’escompté et la menace d’une « stagnation séculaire » apparaîtrait comme exagérée. Toutefois, cette « correction » de la croissance ne modifie pas le constat sur le ralentissement tendanciel de la productivité. En effet, la sous-estimation de la croissance aurait été constante depuis 30 ans et n’affecterait pas qualitativement la décroissance observée des gains de productivité. D’autres critiques portent sur la non prise en compte de l’utilité que retireraient les consommateurs des nouveaux services numériques. Mais la fonction du PIB n’est pas tant d’évaluer les gains de bien-être, que de mesurer une production valorisée dans le cadre d’une relation marchande. Des services gratuits pour le consommateur tels que des moteurs de recherche ou des réseaux sociaux n’apparaîtront dans le PIB que dans la mesure où des flux de revenus seront identifiés (rémunération des salariés de ces entreprises, vente de services publicitaires…).

Loin d’être imputable à un problème de mesure, la faiblesse à ce stade des gains marchands associés aux nouveaux services et technologies numériques ne permettrait pas de compenser une tendance globale au ralentissement de la productivité dans les secteurs marchands. C’est la thèse d’ « éco-pessimistes » comme R. Gordon, qui juge le potentiel de croissance lié au « big data », à l’intelligence artificielle, à l’impression 3D… très inférieur à celui des ruptures technologiques antérieures. A l’opposé, des « technoptimistes » comme E. Brynjolfsson et A. McAfee estiment que les innovations en cours pourraient entraîner une accélération de la productivité comparable à celles induites par l’électrification, l’utilisation des énergies fossiles ou l’éducation de masse. Si nous n’en percevons pour l’instant pas les fruits, c’est que ces innovations impliquent des changements organisationnels profonds du système productif, qui prennent du temps pour être mis en œuvre. Il aurait fallu par exemple attendre une trentaine d’années pour que les organisations s’adaptent à l’électrification, permettant ensuite la libération de forts gains de productivité.

D’autres causes sont évoquées pour rendre compte du ralentissement de la productivité depuis la crise. Les politiques d’intervention des Etats et le contexte des politiques monétaires accommodantes auraient permis à des entreprises « zombies » de survivre, ce qui jouerait à la baisse sur la productivité. Par ailleurs, les entreprises ont eu recours à de la rétention de main-d’œuvre au moment de la crise, mais cette explication ne rend pas compte de la persistance du ralentissement. Une étude récente attribue le ralentissement de la productivité aux États-Unis à une diminution de la concurrence et un développement des monopoles dans différents secteurs de l’économie américaine. Enfin, un autre facteur pourrait tenir à la nature de certains choix collectifs entre croissance et d’autres objectifs légitimes de politiques publiques. L’accroissement des réglementations, normes, procédures destinées à assurer diverses protections (environnement, santé, sécurité…) pèsent sur la capacité des entreprises et des pouvoirs publics à mettre en œuvre des projets d’investissement, d’infrastructures… qui seraient sources de gains de productivité.

Au-delà de ces facteurs communs à la plupart des économies proches de la frontière technologique, la France pâtit de plusieurs faiblesses spécifiques : contraction la plus importante de l’activité industrielle parmi les principales économies de la zone euro depuis 2000 (or, l’industrie dégage des gains de productivité structurellement plus élevés que le reste de l’économie), surrèglementation par rapport à nos partenaires européens, niveau médiocre de compétences de la main-d’œuvre (cf. enquête PIAAC de l’OCDE), insuffisante efficience allocative (les gains de productivité proviennent davantage des entreprises en place que d’un renouvellement « schumpétérien » du tissu productif), défiance importante au sein de la société française (vis-à-vis des institutions, des élus et des médias, au sein de l’entreprise, entre citoyens…).

Vous pouvez télécharger cet article au format PDF en cliquant sur ce lien : Synthèse productivité collectif innovation 07032018.

2 thoughts on “Le ralentissement de la productivité est-il réel et durable ?

  1. L’économie avance à une vitesse telle que les économistes sont incapables d’adapter leurs outils de mesure. Il y aurait cependant lieu de s’interroger sur la direction de cette croissance effrénée.

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