
Sous le titre “L’Entrepreneur et le Prince”, Christophe Defeuilley nous livre une description comparée des stratégies de développement des réseaux d’eau des mégalopoles du XIX° siècle que furent Paris, Londres et New York. La comparaison des systèmes économiques mis en place pour assurer l’approvisionnement des particuliers en eau nous révèle une France capable de rattraper son retard et d’imposer un nouveau modèle économique et juridique plus performant que le modèle original au point de transformer notre retard en leadership.
Plus précisément, à partir d’un même modèle d’affermage du service public en raison des coûts et de la technicité, on débouche sur deux modèles : l’un, anglo-saxons, avec un système rigide, qui conduit à une fragmentation du marché par ville, de fréquents et sévères conflits entre les autorités publiques de la ville et le titulaire du contrat de concession; l’autre, souple, adaptable, négociable en permanence en fonction des nécessités du temps, avec des renégociations, des menaces mais in fine un réel partenariat. Etrangement, c’est en France que ce dernier modèle s’est développé.
La “rente” d’une rupture technologique et sociale : Entre le début et la fin du XIX° siècle la consommation d’eau des habiutants de Paris a été multipliée par 10 (approximativement). Il s’agit donc bien d’une rupture qui s’accompagne d’une profonde évolution des conditions de vie et des moeurs. Cette rupture est le résultat du développement de nouvelles techniques, notamment la machine à vapeur qui permet de structurer les réseaux d’approvisionnement ainsi que les nouveaux systèmes de filtration (charbon actif notamment) qui améliorent la qualité de l’eau. Il résulte de cette rupture, une forte rente économique : la rentabilité des sociétés d’approvisionnement d’eau au milieu du XIX° siècle, n’a rien à envier à la micro-électronique ou l’informatique d’aujourd’hui. Et la bataille est sévère pour gagner les concessions qui ont une durée de 50 ans ! avec (évidemment ?) des clauses de rupture léonines.
Un nouveau modèle économique : Les concessions sont de cinquante ans en raison du poids des investissements. C’est long et il n’est pas possible de tout prévoir. Devant l’imprévu, les anglo-saxons s’engagent alors dans des combats juridiques coûteux et irréalistes. Dans le même temps en France, l’administration, les responsables politiques, les tribunaux administratifs et les entrepreneurs vont construire une série de 4 notions complexes à la fois juridiques, économiques et administratives qui sont le coeur du modèle français de gestion de l’eau dans les villes :
1 – La délégation partielle de service publique qui a permis d’associer réellement les capacités des partenaires selon les circonstances. Ainsi, Paris qui avait déjà fait de gros effort pour les équipements d’approvisionnement durant la première moitié du XIX°, a limité la concession accordée à la Générale des Eaux à la distribution et aux installations chez les clients. Cette concession de 50 ans a parfaitement fonctionné jusqu’à la 1° guerre mondiale.
2 – L’imprévision est la contrepartie de la longueur des concessions. Le futur n’est pas prévisible et la modification de l’environnement socio-économique peut conduire à une adaptation de la concession.
3 – Le fait du Prince est probablement le dispositif le plus original : il permet aux pouvoirs publics d’imposer une solution de “sortie” de crise lorsque le fonctionnement normal n’est plus possible.
4 – Le droit à un bénéfice est le moyen d’exiger une adaptation lorsque l’exploitation n’est plus possible économiquement. Par exemple le renouvellement de la concession de Paris avant la guerre de 1914-18 n’avait pas anticipé l’inflation pendant la guerre et les années 20, et il a été nécessaire d’adapter la concession pour que le prix de l’eau puisse varier.
Avec ces quatre principes, les entrepreneurs français ont construit des leaders mondiaux du traitement de l’eau et de l’approvisionnement en eau potable dans un partenariat avec les autorités locales. A la même époque, les concessions américaines et anglaises se terminaient souvent devant le juge avec en plus un problème de corruption plus développé qu’en France et cela ne permettait pas de construire une véritable industrie.
D’un point de vue économique, la France a innové en définissant un nouveau modèle de co-gouvernance de la distribution de l’eau potable. Cela comprend notamment un partage de la “rente” économique du réseau de distribution. C’est la grande souplesse du partage français qui est son point différenciant. La France qui était plutôt en retard en 1852 quand la Compagnie Générale des Eaux est fondée va ainsi réussir à surmonter ce retard et à créer des leaders mondiaux.
P. Noailles-Siméon
L’Entrepreneur et le Prince, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 2017