Vous êtes ici
Accueil > Actualité > L’innovateur est-il un bouc émissaire ?

L’innovateur est-il un bouc émissaire ?

Publié sur Le Monde.fr | 13.11.2015 à 13h12

René Girard, décédé le 4 novembre, est considéré comme un anthropologue, sinon un philosophe de la violence et des religions, avec une réflexion fondée sur un mécanisme central, le mimétisme. Il n’est pas connu pour ses travaux sur l’innovation, même si on comprend bien que l’innovation est le contraire du mimétisme. En 2006, il a publié avec Gianni Vattimo un livre intitulé Christianisme et modernité (entretiens menés par Pierpaolo Antonello, Flammarion 2009) qui explique comment, pour inventer la modernité, notre civilisation a pu se fonder sur des structures intellectuelles, économiques et sociétales nouvelles issues principalement du christianisme. Nous savons que le mécanisme d’innovation, et principalement le mécanisme d’acceptation sociale de l’innovation, est le fondement de cette modernité qui s’y alimente en richesse et en dynamisme au point de s’imposer maintenant comme un modèle sociétal universel.

En écho à ces travaux est paru en 2009, un livre intitulé Violences et ordres sociaux (Douglass C. North, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast, Gallimard 2010 pour la traduction française) qui établit une autre relation entre violences et sociétés : la méthode de répartition des richesses serait la clé de la violence sociale. Selon ces travaux, une méthode souple et ajustable dans le temps comme le marché libre permet d’éviter les crises sociales provoquées par la rigidité de l’ancien système de répartition des richesses en fonction des relations politiques. Cette méthode libérale permet en outre d’ouvrir les marchés aux innovations et ainsi d’accroître l’efficacité globale de la société et la richesse disponible.

Face aux crises mimétiques récurrentes dans les sociétés humaines, il y aurait donc deux schémas de réponse ou de prévention : un schéma historique avec un bouc émissaire (qui résout la crise du mimétisme) et un schéma moderne par l’économie qui passe par une distribution dynamique (fondée sur la concurrence) et « acceptable » de la richesse. Le passage de l’un à l’autre étant le marqueur de la modernité. Mais ces modèles sont plus complémentaires que concurrents, si l’on considère que les innovateurs peuvent jouer un rôle équivalent aux boucs émissaires, de focalisation des tensions et de rétablissement d’un consensus.

Pour comprendre le mécanisme de cette transformation sociétale vers la modernité, il faut se pencher sur le rôle des individus et singulièrement des innovateurs qui sont au cœur du système social moderne. Leur fonction est maintenant définie : à l’issue du long travail préparatoire technique et sociologique généralement effectué par d’autres, ils font accepter l’innovation par la société en définissant clairement et en temps opportun le standard du produit et son modèle économique, puis en réalisant les premières diffusions significatives.

Il faut noter que cette acceptabilité de l’innovation est d’autant plus facile à mettre en place qu’une nouvelle richesse l’accompagne. Dans l’abondance, la crise du mimétisme se révèle moins violente. Or cette nouvelle richesse qui alimente l’Occident depuis mille ans est principalement le fruit de l’innovation.

Ces hommes ont des perspectives d’avenir analogues aux boucs émissaires du passé. S’ils réussissent, ils deviennent les héros du monde moderne, les Hercules de notre nouveau panthéon. S’ils échouent, ils sont écartés du panthéon. Dans la formation de ses divinités de référence, l’Occident a d’abord refusé le sacrifice humain avec le christianisme et maintenant il substitue aux anciens dieux les héros de la modernité. Cela nous ramène à nos sources mésopotamiennes, lorsque les dieux (issus des sacrifices des boucs émissaires), transmettaient leurs sciences aux hommes, via les « Apkallus », ces semi-divinités mésopotamiennes, compagnons du dieu Enki détenteur du savoir et de la sagesse et chargées par Enki de transmettre le savoir des dieux aux hommes, ancêtres de nos innovateurs.

En France, en cas d’échec, les innovateurs sont voués aux gémonies du déclassement social. Ce destin binaire n’est guère attrayant et peut même apparaitre comme un repoussoir pour beaucoup. C’est pourquoi nous aurions un réel intérêt collectif à repenser le rôle et la place des innovateurs dans la société française, si nous voulons préserver ou reconquérir notre place dans l’innovation mondiale.

Patrice Noailles-Siméon est fondateur du Forum des politiques d’innovation, auteur de L’innovation. Valeur Economie Gestion (Eska, 2008) président d’un Fonds de capital risque.

Consulter l’article sur le site de Le Monde

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Top